TRIBUNE
Le Sénat : de l’esprit à l’idéal républicain
Le 17 janvier 1793, la Convention vote la mort du Roi à la majorité d’une voix (361
pour, 360 contre), mettant à bas, pour la première fois, la monarchie française. Près d’un
siècle plus tard, le 30 janvier 1875, Henri Wallon, alors député, fait adopter, toujours à une
voix (353 pour, 352 contre), un amendement au projet de loi constitutionnelle sur
l’organisation des pouvoirs publics, lequel consacre le régime républicain. Autrement dit, le
destin institutionnel de la France s’est joué à une voix près.
La République n’est donc pas allée de soi. Elle est à la fois le fruit d’un affrontement et d’un
compromis, ce qu’exprime d’ailleurs Henri Wallon lors des débats parlementaires : « dans la
situation où est la France, il faut que nous sacrifiions nos préférences, nos théories. Nous
n’avons pas le choix. Nous trouvons une forme de Gouvernement, il faut la prendre telle
qu’elle est ; il faut la faire durer. Je dis que c’est le devoir de tout bon citoyen ».
Parmi les institutions, le Sénat a progressivement évolué au point d’incarner cet esprit
républicain, où à l’affrontement politique succède, régulièrement, le compromis au service de
l’intérêt général et du bien commun. Cette exigence, inconfortable puisqu’elle implique de
dépasser ses propres convictions, n’en est pas moins indispensable à la stabilité
institutionnelle, à la pérennité de l’Etat de droit et au règlement des problèmes qui affectent
nos concitoyens.
Le Sénat a aussi traduit cet esprit républicain en actes. Il a participé à l’implantation définitive
de la République dans notre conscience politique, en consolidant les droits sociaux et en
protégeant les libertés et droits fondamentaux des citoyens. Ainsi, en 1881, la gratuité absolue
de l’enseignement primaire public est votée à une majorité relativement confortable ; cent ans
plus tard, bien que le rapport de force politique soit défavorable dans l’hémicycle, Robert
Badinter obtient l’aval du Sénat pour abolir la peine de mort.
Enfin, en 1971, le rejet du projet de loi visant à limiter la liberté d’association par le Sénat et
la saisine du Conseil constitutionnel par le Président Poher donnent l’occasion aux Sages de
dégager, pour la première fois, un principe fondamental reconnu par les lois de la République
(ces principes qui, bien au-delà de la sphère juridique, dessinent ce qu’est, dans son essence et
dans son idéal, la République).
Ces dernières années, le Sénat a encore plus endossé ce rôle de vigie républicaine, à
travers la conduite de commissions d’enquête notamment, qui ont permis de contrôler l’action
du Gouvernement et d’améliorer les politiques publiques. Essentielles dans le système
institutionnel actuel, ces prérogatives, selon la configuration politique du moment, peuvent
placer le Sénat dans une position de contre-pouvoir. Or, la République est aussi l’émanation
de cet équilibre entre pouvoir et contre-pouvoirs.
Dans une société et un débat public de plus en plus polarisés, il n’est pas aisé de préserver cet
esprit républicain qui doit aider à tendre vers l’idéal universel attaché à l’idée même de
République. Comme le résume magnifiquement Jaurès lors de la remise des prix du lycée
d’Albi en juillet 1903 : « Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes
sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté
et la loi, le mouvement et l’ordre ; (…) qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature même
passagère une trêve funeste et un lâche repos. Instituer la République, (…) c’est proclamer
que les citoyens des grandes nations modernes (…) auront cependant assez de temps et de
liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune. […] Oui, la République est un grand
acte de confiance et un grand acte d’audace ».
Le cent cinquantième anniversaire du Sénat républicain constitue une formidable opportunité
de raffermir le lien de confiance entre l’institution et les citoyens ; et en tant que
parlementaires, il nous oblige à être à la hauteur d’une histoire riche, dépositaires d’un édifice
constitutionnel façonné patiemment, afin que chacune et chacun soit libre, égal devant la loi et
pleinement respecté dans sa dignité.