Séance Publique du jeudi 16 mars 2023
Discussion générale sur la Proposition de loi Fraudes en matière artistique dont
Bernard FIALAIRE est l’auteur et le rapporteur de la commission de la culture

La parole est à Sylvie Robert, Sénatrice d’Ille-et-Vilaine pour 6 mn

INTERVENTION PPL PORTANT REFORME DE LA LOI DU 9 FEVRIER 1895
SUR LES FRAUDES EN MATIERE ARTISTIQUE (cliquer ici pour la consulter)
– 6 MINUTES –

Monsieur le Président,
Madame Ministre
Mes chers Collègues,

Je commencerai par une question : connaissez-vous Mark Landis ? Sa vie, qualifiée de « hors du commun » outre-Atlantique, a été quasiment consacrée à une seule activité : réaliser des fausses œuvres d’art, en prenant appui sur les catalogues des musées américains. Mais là où l’histoire devient mordante, c’est qu’il n’agit pas ainsi dans le but de s’enrichir : il donne, gratuitement, ses faux aux musées qui, pendant plus de vingt ans, ne remarquent rien.

Finalement démasqué par un conservateur plus perspicace, il fera l’objet d’un documentaire, Le faussaire, diffusé en 2015 au cinéma. Et, quand il est interrogé sur la tromperie à grande échelle qu’il a orchestrée, il a cette sentence déconcertante : « je n’ai commis aucun crime ! » -comprendre qu’il n’a pas bénéficié d’un enrichissement personnel.

Cette histoire romanesque témoigne de l’acuité de la présente proposition de loi (PPL) et de la nécessité de mieux appréhender, culturellement et juridiquement, le faux en art. Car ce qui apparaît principal dans la défense de Mark Landis, en l’occurrence l’absence d’enrichissement personnel, n’est en réalité que secondaire ; ce qui est central, c’est la vaste duperie qui a abouti à ce que des institutions culturelles présentent au public de fausses œuvres d’art.

En France, la loi Bardoux du 9 février 1895, accompagnée du décret « Marcus » du 3 mars 1981, apparaissent dépassés, obsolètes pour traiter efficacement du faux. Il est évident qu’à la Belle Epoque, et même il y a quarante ans, le faux en art ne revêtait pas les mêmes formes qu’aujourd’hui, plus sophistiquées et plus étendues.

De manière analogue, le marché de l’art ne représentait pas autant un terrain de jeu pour la criminalité organisée et les divers trafics internationaux, comme en attestent les données d’Interpol et la multiplication par plus de deux du nombre de contrefaçons artistiques entre 2017 et 2020. C’est pourquoi, il se révèle indispensable d’actualiser la loi pour mieux lutter contre les fraudes artistiques.

Mais par-delà la modernisation de notre arsenal législatif, la philosophie même de la PPL est extrêmement contemporaine : elle ne se contente pas de viser les auteurs de l’infraction et la réparation des préjudices subis, elle se concentre surtout à protéger les œuvres d’art en tant que telles. Autrement dit, l’œuvre d’art, et la prévention des atteintes qui pourraient lui être portées, deviennent l’objet même de la PPL. C’est un renversement de paradigme foisonnant et radicalement moderne dans son approche.

En effet, dans de nombreux domaines artistiques, les professionnels débattent du sens et des implications de replacer au centre des questionnements l’œuvre et la vie de l’œuvre -donc de dépasser les problématiques qui s’articulent autour du droit d’auteur, même si celles-ci demeurent importantes.

C’est particulièrement vrai dans la filière musicale où l’un des impacts du numérique, qui n’était pas le plus attendu, a été de redonner de l’élan, voire de donner une existence, à des œuvres qui semblaient être condamnées à l’oubli -je suis certaine que mon collègue Julien Bargeton, dans le cadre de sa mission, abordera ce sujet particulièrement intéressant. En d’autres termes, il n’y a plus de parcours uniforme, linéaire pour une œuvre ; et plus encore qu’auparavant, la vie d’une œuvre se trouve décorrélée de celle de son auteur -ce qui rend sa protection d’autant plus impérieuse.

D’autre part, le postulat de cette PPL est aussi une déclinaison de l’exception culturelle tant portée et soutenue par la France : une œuvre d’art n’est aucunement un bien comme un autre et, à ce titre, elle doit disposer de protections spécifiques. D’ailleurs, c’est précisément ce raisonnement qui avait conduit la France, et d’autres pays européens comme l’Italie, à créer un droit d’asile des œuvres en 2015-2016, lorsque les destructions et pillages d’œuvres et de monuments parfois plurimillénaires se multipliaient dans les territoires sous domination de l’Etat islamique.

Nous avions été alors nombreux, y compris sur ses bancs, à nous émouvoir et nous révolter contre ce qui constituait un effacement méthodique de sociétés, de cultures, d’histoires, de croyances, d’imaginaires, en somme de vies et de faits qui sont constitutifs d’une certaine vérité historique et anthropologique.

La question de la vérité a d’ailleurs été au cœur de nos riches échanges sur cette PPL. En l’espèce, s’il est aisé de s’accorder sur le principe que le faux est éminemment une altération de la vérité, il est beaucoup plus délicat d’apprécier cette altération en matière artistique. Non seulement, par essence, atteindre la vérité d’une œuvre, ou ne serait-ce qu’un pan de cette vérité, peut se révéler très compliqué voire illusoire -ce que démontre magistralement Mohamed Mbougar Sarr dans son livre La plus secrète mémoire des hommes, Prix Goncourt en 2021 ; mais de surcroît, l’état des connaissances et des techniques nous oblige à l’humilité, notamment devant le développement des œuvres créées par l’intelligence artificielle (IA) -songeons aux expériences qui ont été menées et qui ont prouvé qu’avec le degré de technicité de l’IA, les conservateurs et spécialistes de l’art pouvaient se retrouver démunis pour distinguer une œuvre authentique et un faux façonné par l’IA.

Ainsi, à cette notion instable « d’altération de la vérité », nous avons préféré caractériser précisément le faux et l’infraction qui s’y rattache, élargissant à cette occasion son spectre par rapport à la loi Bardoux, et ce, afin de renforcer son effectivité et sa portée.

Enfin, j’aimerais terminer en évoquant une préoccupation majeure : celle de la confiance. Car l’implication la plus dangereuse et déstabilisante du feuilleton Landis, et de tout faux qui circule de manière générale, c’est la défiance qui en résulte, aussi bien sur le marché de l’art que dans le rapport aux institutions culturelles.

Or, maintenir un haut niveau de confiance est d’ores et déjà un réel défi pour les acteurs du marché de l’art, dans la mesure où ils sont régulièrement confrontés aux tromperies et escroqueries relatives à l’authenticité et à la provenance des œuvres. Quant aux musées et autres institutions culturelles, leur rôle de médiation, qui implique la confiance, est beaucoup trop essentiel pour être écorné par la présentation de faux au public.

Quoi qu’il en soit, Madame la ministre, mes chers collègues, cette PPL est un premier pas fondamental pour moderniser notre corpus législatif. Nous devrons impérativement rester très vigilants aux développements de l’art numérique, où les défauts de preuve d’authenticité et les risques de falsification sont, par définition, accrus. A n’en pas douter, comme dans beaucoup de secteurs, le numérique et l’IA réinterrogeront -et réinterrogent déjà ! le faux artistique et nous amèneront, en tant que législateurs, à intervenir à nouveau.

Je vous remercie.