Proposition de loi Améliorer l’économie du livre
Débats en séance- Séance publique du 8 juin 2021
Monsieur le Président,
Madame la ministre,
Mes chers collègues,
Chère Laure,
La proposition de loi que vous nous soumettez aujourd’hui s’inscrit dans la tradition des textes importants pour protéger la filière du livre et ses acteurs. En tout premier lieu, la loi relative au prix unique du livre, dite “loi Lang”, dont on fête cette année le 40eme anniversaire du 10 avril 1981.
Puis, plusieurs ajustements législatifs ont eu lieu, comme en 2011 et 2014, lesquels ont été accompagnés de la mise en place de plusieurs mesures de soutien.
Néanmoins, la société a radicalement évolué sous la révolution numérique – ce que Jérémy Rifkin appelle la Troisième Révolution industrielle, et avec elle l’économie et notamment celle du livre. C’est dans cette perspective de modernisation que la loi du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de vente à distance des livres a été votée à l’unanimité. Rappelons-le, l’objectif était de lutter contre les pratiques des opérateurs en ligne qui proposaient, en plus de la remise autorisée de 5% sur le prix du livre, la gratuité des frais de port. Cette pratique, clairement déloyale par rapport aux librairies traditionnelles, mettait en péril leur viabilité à terme.
En somme, la main du législateur n’a jamais tremblé quand il s’est agi de porter secours à une filière aussi menacée que vitale pour notre rayonnement culturel et nos territoires. Aujourd’hui, mes chers collègues, dans un contexte sanitaire et économique encore tendu, et face à l’appétit toujours croissant des plateformes numériques, il s’avère de nouveau urgent de nous pencher sur la situation des librairies et des artistes-auteurs qui n’ont connu aucune réforme structurelle depuis maintenant 10 ans.
C’est dans cet esprit de protéger et de consolider l’ancrage de nos librairies ainsi que d’accroître le soutien à nos auteurs que nous examinons la PPL de notre collègue Laure Darcos, dont je tiens à saluer amicalement l’engagement constant et combatif pour la filière du livre. Cette PPL contient trois enjeux majeurs :
- le premier est celui du soutien économique apporté à nos librairies et à la lutte contre les inégalités concurrentielles avec les grandes plateformes, et tout particulièrement Amazon ;
- le deuxième a trait à un meilleur équilibre dans la relation contractuelle qui unit artistes-auteurs et éditeurs ;
- le troisième porte sur l’adaptation de notre droit en matière de collecte des œuvres numériques sur internet.
Mais, la PPL propose aussi des mesures fortes pour assurer la pérennité de nos librairies.
Durant la crise sanitaire, chacun a pu mesurer l’importance que les Françaises et les Français attachent à leurs librairies, ces commerces de proximité permettant d’accéder au savoir et à l’émancipation -nous nous souvenons tous du tollé quand ils ont été déclarés comme « non essentiels ».
Mais ce secteur, peut-être plus qu’un autre, a été soumis à rude épreuve avec l’avènement du numérique. Pour rappel, en volume comme en valeur, Amazon, la FNAC et France Loisirs représentent environ les trois-quarts des achats en ligne, tous réseaux confondus. La part de marché d’Amazon représenterait environ la moitié de ce total, soit 10 % du marché du livre en France.
C’est donc face à ce type de « mastodontes » que nos librairies indépendantes doivent lutter, et c’est pour leur donner les moyens d’affronter cette concurrence que l’article 1 de la proposition de loi a été rédigé. En effet, en l’état, Amazon profite de sa surface mondiale et de ses marges financières dans d’autres secteurs pour offrir des frais de livraison proches de zéro allant, de fait, à l’encontre du principe de concurrence loyale, car il est évident que nos libraires ne peuvent suivre.
A ce coût économique, s’ajoutent également un coût social et un coût environnemental. Nous savons pertinemment que le système de livraisons par Amazon repose sur un approvisionnement continu des dépôts, assuré par une rotation permanente de routiers.
Par ailleurs, notre chambre est aussi celle des territoires, et en tant que membres de la représentation nationale nous devons veiller à ce que nos décisions ne creusent pas davantage les inégalités. Ainsi, certains estiment que cet article 1 serait de nature à isoler nos territoires ruraux et serait susceptible de créer une inflation du prix du livre ? Qu’en est-il réellement ?
Sur la question des territoires : selon des données tirées du panel Kantar pour le marché du livre neuf imprimé en 2019, nous constatons que les clients établis dans des communes de moins de 2000 habitants n’ont réalisé que 12% de leurs achats en valeur sur Amazon. En revanche, 20% des sommes dépensées par nos concitoyens ruraux l’ont été en librairie et autant dans les espaces culturels Leclerc.
D’autre part, si 23% des sommes dépensées sur Amazon proviennent de clients établis en zone rurale, c’est toutefois moins que la proportion provenant des urbains de l’agglomération parisienne qui s’élève à 27%. Autrement dit, il se révèle faux d’affirmer que les espaces ruraux seraient pénalisés par l’adoption de l’article premier.
Sur le risque d’inflation du prix du livre : là aussi, il convient de garder raison. En effet, depuis les années 2000, est observée une baisse quasi ininterrompue du prix relatif du livre. Il faut aussi mettre en exergue le rôle stabilisateur de la loi Lang qui constitue un excellent amortisseur.
Pour conclure sur ce point, le vote de l’article 1er serait un acte fort en faveur de l’égalité concurrentielle, de la préservation de l’environnement, du soutien à la diversité culturelle et littéraire, et surtout du soutien aux librairies indépendantes qui maillent l’ensemble de nos territoires. Je crois que le Sénat s’honorerait à le voter ; pour sa part, le groupe socialiste, écologiste et républicain le votera sans hésiter.
Ensuite, l’autre grande mesure de soutien à nos libraires trouve son fondement dans l’article 2. Ce dernier ouvre aux collectivités la faculté d’accorder une subvention pour les librairies indépendantes, dans la limite de 30 % de leur chiffre d’affaires.
Ce dispositif est calqué sur celui de la loi Sueur de 1993, qui vise à subventionner partiellement les cinémas indépendants dans un souci de maintenir un maillage cinématographique local.
Aussi, la création d’un dispositif similaire pour les librairies apparaît tout à fait opportune et présente les garanties nécessaires pour venir en aide à nos librairies locales qui participent de l’attractivité et de la revitalisation de nos centres-bourgs et centres-villes.
Le deuxième axe de cette PPL vise à assurer un meilleur équilibre dans la relation contractuelle qui unit artistes-auteurs et éditeurs, et qui se fait encore trop souvent au détriment des premiers.
Le rapport Racine, L’auteur et l’acte de création, remis au ministre de la culture le 22 janvier 2020 avait d’ailleurs parfaitement identifié ces problèmes. Pour le citer : « La relation qui lie l’artiste-auteur aux acteurs de l’aval (éditeurs, diffuseurs, producteurs) apparaît profondément déséquilibrée, ce qui conduit, le concernant, à mettre en cause dans de nombreux cas l’idée même de liberté contractuelle ».
En effet, pensant qu’une publication de son œuvre est toujours souhaitable, même à des conditions déraisonnables pour lui, l’auteur estime qu’il n’a pas d’autre choix que d’accepter les termes du contrat. Dans une telle hypothèse, il devient l’instrument par lequel la partie la plus forte impose ses conditions au cocontractant le plus faible.
Pour pallier cet écueil, le rapport insiste sur la nécessité « d’une transparence systématique et régulière de la part des cessionnaires de leurs droits envers les auteurs ». Ainsi, l’article 3 de la PPL propose, pour tendre vers cette transparence, la reddition systématique et complète des comptes en cas de cessation d’activité par l’éditeur. Si cette mesure permettra à l’auteur de mieux appréhender les dynamiques économiques entourant la vente de ses livres et, dans une certaine mesure, de se projeter financièrement dans l’avenir, il ne s’agit que d’un premier pas qu’il faudra amplifier et compléter à l’avenir. Il faudra impérativement accélérer la mise en œuvre du rapport Racine pour s’attaquer aux causes profondes de la précarité croissante des artistes-auteurs. Nous ne pouvons-nous résoudre à ce que nos créateurs soient plongés dans ce qui s’apparente à une trappe à pauvreté.
Enfin, le troisième axe est celui de l’adaptation de notre droit en matière de collecte des œuvres numériques sur internet.
Comme explicité dans l’exposé des motifs de la PPL, le développement du numérique est allé de pair avec une multiplication des œuvres numériques, dont une part de plus en plus importante se retrouve difficile à collecter par le dépôt légal numérique, celles-ci étant publiées dans des espaces privés.
Dès lors, l’article 5 a pour objet de doter les responsables de ces opérations de collectes de moyens juridiques adaptés pour leur permettre de continuer à remplir correctement leur mission. Ici aussi, nous sommes tout à fait favorables à l’objectif poursuivi : sauvegarder, pour les générations futures, un exemplaire de toute la production éditoriale française, qu’elle soit de nature écrite, graphique, sonore, cinématographique ou audiovisuelle, d’autant plus qu’elle élargit nos imaginaires.
Pour conclure, et même si je pourrais égrener les autres mesures tout aussi substantielles de la PPL, j’aimerais insister sur le rôle essentiel qu’a eu le livre pendant les périodes de confinement, se rappelant à notre bon souvenir qu’il est un objet à part entière dans et pour notre imaginaire ; capable de nous transporter dans d’innombrables lieux, dans de multiples univers ; capable de nous faire vivre et ressentir toute la palette des émotions ; capable de nous instruire, de nous faire penser et de nous élever. Sa défense n’est plus à faire ; mais de cette loi, il en avait besoin.
Vous l’aurez compris, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera avec enthousiasme cette PPL et ne peut que saluer le travail législatif précis et de qualité réalisé par notre collègue Laure Darcos.
Je vous remercie.