Sénat : Séance publique du 17 octobre 2024

Discussion générale Sylvie Robert, Vice-présidente du Sénat, Sénatrice d’Ille-et-Vilaine présente sa Proposition de loi visant à renforcer l’indépendance des médias et mieux protéger les journalistes Discussion générale.

Mme Sylvie ROBERT est l’auteure de la proposition de loi et rapporteure de la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport.

Intervention Sylvie Robert
Vice-Présidente du Sénat, Rapporteure de la proposition de loi visant à renforcer l’indépendance des médias à mieux protéger les journalistes

Intervention en séance publique
Jeudi 19 octobre, 10h30

Monsieur le Président,
Madame la Ministre
Mes chers collègues,

Albert Camus, dans son Hommage à un journaliste exilé, en référence à Eduardo Santos, ancien Président de la Colombie et ancien directeur du journal El Tiempo, qui avait refusé que son journal devienne un canal de propagande du gouvernement, explique que « la presse libre peut sans doute être bonne ou mauvaise, mais assurément, sans la liberté, elle ne sera jamais autre chose que mauvaise ». Il poursuit, « avec la liberté de la presse, les peuples ne sont pas sûrs d’aller vers la justice et la paix. Mais sans elle, ils sont sûrs de n’y pas aller. Car il n’est fait justice aux peuples que lorsqu’on reconnaît leurs droits et il n’y a pas de droit sans expression de ce droit. »

Il est donc une constante dans l’histoire : une presse libre a toujours suscité l’inquiétude des pouvoirs, singulièrement des pouvoirs autoritaires. La France, pays politique par essence, n’échappe pas à la règle. Elle entretient une relation longue, passionnée, parfois tumultueuse, avec la presse et les médias.

Ainsi, le Premier consul Napoléon Bonaparte rétablit la censure dès sa désignation le 17 janvier 1800. De même, la première ordonnance de Saint-Cloud signée par Charles X le 25 juillet 1830 suspend la liberté de la presse pour une période indéfinie, cause directe de sa chute. C’est, je crois, l’un des honneurs de notre République d’avoir adopté la loi du 30 juillet 1881 sur la liberté de la presse, jamais remise en cause depuis cette date et au contraire consolidée, constamment adaptée aux enjeux modernes.

Pour le dire très simplement : la liberté de la presse est toujours un combat. Elle n’est jamais acquise et leurs premiers serviteurs, les journalistes, paient parfois un lourd tribut au nom de cette liberté (Daphné Caruana Galizia à Malte, Jan Kuciak en Slovaquie pour ne citer qu’eux).

Aujourd’hui, il me semble que nous sommes parvenus à un moment charnière où nous avons à la fois :

  • suffisamment de recul pour jauger la situation des médias et de l’information, grâce aux nombreux travaux conduits ces dernières années ;
  • mais aussi l’obligation d’agir, dans les pas de l’Union européenne, qui a parfaitement intégré que la liberté, l’indépendance et à la préservation des médias était une question majeure, hautement sensible et vitale pour nos démocraties.

Pourquoi ? Parce que nos démocraties sont clairement dans une zone de turbulences. Secouées par la prolifération de la désinformation qui mine littéralement notre débat public et qui nécessite, urgemment, que l’éducation aux médias soit érigée au rang de grande cause nationale ; secouées par les campagnes d’ingérence étrangère, qui instrumentalisent l’information et jouent sur l’effet réseau des plateformes pour nous déstabiliser ; secouées, enfin, par la polarisation à outrance.

À nous, législateurs, il appartient donc, alors que le paysage médiatique a profondément évolué sans perdre en importance, de sauvegarder la liberté de la presse et des médias, et de mieux protéger les journalistes.

Tel est l’objet de la proposition de loi que j’ai l’honneur de défendre aujourd’hui devant vous, et que mon groupe, je l’en remercie, a choisi d’inscrire à l’orée de notre session ordinaire.

Je ne prétends bien entendu pas résoudre en quelques articles un sujet virtuellement inépuisable et qui met littéralement en jeu notre contrat social. Nous cherchons cependant, avec ce texte, à tirer quelques enseignements des nombreux travaux que le Sénat, mais également l’Assemblée nationale, ont consacré aux médias.

Pourquoi cette discussion est-elle importante ? Et pourquoi est-elle importante aujourd’hui ?

On m’a beaucoup objecté que ce texte n’arrivait pas au bon moment. Il serait inscrit :

– ou trop tôt par rapport aux conclusions des États Généraux de l’Information, aux décisions de l’Arcom, à de futurs textes, car on nous annonce toujours des textes à venir ;

– ou bien trop tard pour restaurer une confiance sérieusement ébranlée envers les médias.

J’entends ces arguments, pourtant, il me semble que la situation appelle d’urgence à la réflexion, plus encore, à des mesures.

Le constat est en effet implacable.

Dans nos sociétés, la presse et les médias traditionnels souffrent et menacent pour certains de s’effondrer, comme le souligne chaque année notre rapporteur pour avis Michel Laugier.

Or une presse qui s’effondre entraine avec elle la possibilité d’un débat public qui pour être passionné, doit demeurer serein et reposer sur des faits.  Nous en avons des exemples sur les deux rives de l’Atlantique : ce que je qualifierais de « conversation publique » est maintenant dominé par le fracas des déclarations péremptoires, des fausses informations, des ingérences étrangères hostiles, je vous renvoie à ce propos au travail angoissant de la commission d’enquête que nous avons menée sur ce sujet.

Quelles en sont les causes ? Bien sûr, elles sont multiples :

– la multiplication des supports d’information a contribué à la dilution des sources fiables, perdues au milieu d’un flot ininterrompu de faits non vérifiés et de propos haineux ;

– le modèle économique des médias en général, de la presse écrite en particulier, souffre énormément de la captation des ressources publicitaires par les grands acteurs du numérique.

– enfin, la segmentation toujours plus poussée des publics aboutit non pas à des médias partagés entre tous, mais à chacun son média, nous enfermant dans des « bulles de filtre ».

Les défis sont donc nombreux, protéiformes, à tel point qu’on pourrait être tenté de baisser les bras. Ce que traduit ma proposition de loi, c’est bien le refus de l’abandon : ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il ne faut rien faire, au contraire !

Le texte que nous examinons cherche donc à esquisser certaines solutions à certains problèmes identifiés de longue date.

Les trois premiers articles traitent de la régulation dans le secteur audiovisuel. La loi de 1986 offre un cadre, et beaucoup le trouvent suffisants. Je profite cependant de l’occasion pour réaffirmer la nécessité de réformer en profondeur cette loi, qui date d’une époque où il n’y avait que cinq chaines de télévision. Le rafistolage auquel nous nous livrons chaque année pour la compléter ne suffit plus en 2024 avec des dizaines de fréquences et le développement du numérique.

Plus modestes, nos ambitions ont été de prendre en compte et d’inscrire dans la loi à l’article 1er la jurisprudence du Conseil d’Etat du 13 février 2024, qui a contraint l’Arcom à faire évoluer ses pratiques.

L’article 2 cherche à offrir de nouveaux outils au régulateur pour réagir plus vite en cas d’atteintes graves et manifestes à la vie démocratique de la Nation, je renvoie là encore à la commission d’enquête sur les ingérences étrangères pour ceux qui douteraient de l’intérêt d’une régulation mieux armée.

L’article 3 s’intéresse aux comités d’éthique et de déontologie, issus de la loi dite « Bloche » de 2016. Il faut faire de ces instruments un levier efficace pour améliorer non seulement l’éthique, mais également la confiance en l’information délivrée par les médias.

L’article 4 partage ce même impératif. Il vise à améliorer la visibilité et le contenu des chartes de déontologie dans la presse écrite.

Je ne m’étendrai pas sur l’article 5, qui relève de la compétence la commission des lois. Je veux cependant adresser mes remerciements les plus sincères à notre collègue rapporteure Lauriane Josende, qui a adopté une approche très constructive. J’espère, Madame la Ministre, mais nous aurons à en reparler, que vous prendrez l’engagement devant nous de traiter enfin dans sa globalité cette question sur secret des sources pendante depuis 2016 et qui nous met en porte-à-faux vis-à-vis de l’Union européenne.

 L’article 6 instaure un droit d’agrément des rédactions sur le choix de leur directeur. Je n’ignore pas que cette disposition suscite le débat, et j’entends les arguments des uns et des autres avancés durant nos auditions et en commission. Je tiens à dire qu’il ne s’agit en aucun cas, ni de ma part, ni de celle des journalistes qui le réclame, d’une marque de défiance envers les propriétaires des titres. Une entreprise de presse sera d’autant plus performante qu’il règnera de la confiance entre les parties prenantes, et je crois que cette piste mérite d’être étudiée.

Enfin l’article 7 traite des droits voisins des éditeurs et des agences de presse, un sujet cher au cœur de notre ancien collègue David Assouline que je salue très chaleureusement pour son engagement jamais démenti en faveur d’une presse libre et indépendante. Les négociations n’ont en effet progressé qu’à coups d’injonctions et d’amendes colossales de l’Autorité de la concurrence – 750 millions d’euros quand même ! – . Il est temps, 5 ans après l’adoption de la loi de juillet 2019, de tirer les enseignements d’une négociation déséquilibrée entre les parties prenantes.

Voilà le contenu initial de notre proposition de loi.

Désigné rapporteure par la commission, j’ai cependant cherché à mener un travail approfondi sur le texte.

Nous avons dû, pour des raisons de calendrier sur lesquelles je ne reviens pas, examiner la proposition de loi en un peu plus d’une semaine.

Je remercie les collègues qui se sont associés aux 16 auditions que nous avons donc menées « tambour battant ». Ce très faible temps a malgré tout donné l’opportunité aux parties prenantes de faire valoir leurs points de vue et leurs préoccupations.

J’ai donc pu évoluer dans mes fonctions de rapporteure sur plusieurs points et améliorer la proposition de loi.

Ainsi, sur l’article 1er, nous avons adopté un amendement de réécriture plus fidèle à l’arrêt du Conseil d’Etat du 13 février 2024, en mentionnant notamment de manière explicite la liberté éditoriale dont doivent bénéficier les chaines de télévision. Je crois que nous sommes parvenus à un point d’équilibre qui a le grand mérite de bien souligner qu’il appartient bien au législateur de fixer l’interprétation de la loi.

La commission a complété et amélioré très significativement les articles 3 et 4, qui traitent de la question de la déontologie et de l’éthique.

Ainsi, les comités d’éthique des chaines seront rendus plus transparents et accessibles, et l’indépendance comme les qualifications de leurs membres seront validés par l’Arcom. Cela reprend en grande partie les travaux de la commission d’enquête sur la concentration des médias, qui a vu dans ces comités un garde-fou efficace mais à vivifier.

Nous avons également assuré une meilleure diffusion des chartes de déontologie, issues de la loi dite « Bloche » de 2016. Je renouvelle cependant mon souhait, que nous pouvons tous partager, d’une généralisation de ces chartes dans l’ensemble de la presse écrite, un chantier qui demeure ouvert.

A l’opposé, il nous a paru opportun de ne pas conserver le contrôle de leur conformité par le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), dont ce n’est à l’évidence pas la mission. Pour autant, nous souhaitons, selon une formule entendue durant une audition, lui confier le rôle de « chartothèque » afin de servir de base de référence à la profession.

Enfin, la commission a considérablement renforcé l’article 7 sur les droits voisins. Nous avons en commission précisé le contenu du décret qui doit fixer les éléments à transmettre, et confié à l’Autorité de la concurrence le soin d’assurer le respect de ses dispositions, avec une procédure qu’elle maitrise.

Madame la Ministre, mes chers collègues, l’ambition ne manque donc pas à ce texte !

J’insiste sur la nécessité dans laquelle nous sommes d’agir vite, car le temps médiatique est infiniment bref, et chaque jour, les médias ploient un peu plus, avec eux, le débat démocratique. Il en va de notre responsabilité à tous ici dans cet hémicycle.

Madame la Ministre, vous aurez l’occasion durant notre discussion de prendre des positions, peut-être, je le souhaite, des engagements devant notre assemblée. Soyez certaine que nous les attendons et que nous les entendrons avec exigence, sur tous les bancs du Sénat.

Je vous remercie pour votre attention.

Le Groupe Socialiste du Sénat Pose 3 Questions à Sylvie Robert sur sa Proposition de Loi visant à renforcer l’indépendance des médias et la protection des journatilses

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